XIV

 

Ah ! le radieux jour ! La bonne matinée !

Sous la splendeur du ciel bleu, le paysage des quais parisiens a l’air tout rajeuni, tout battant neuf. À la station des voitures, dont le soleil fait étinceler les cuirs vernis, l’horloge du kiosque marque midi, et nous sommes le 1er juin. La belle heure et la belle saison ! La Seine aux flots verts semble couler, aujourd’hui, plus joyeuse et plus rapide. Devant les cases des bouquinistes les passants s’arrêtent avec une douce chaleur dans les reins ; et, sur le pont des Arts, tout émoustillé par les effluves du printemps, un des plus vieux membres de l’Institut se surprend à fredonner un couplet de Désaugiers, que lui chantait, sous Charles X, dans un cabinet du Rocher de Cancale, une grisette en souliers cothurnes et en manches à gigots. On rajeunit vraiment. Il fait bon vivre.

Dans son boudoir, où pénètrent par la fenêtre ouverte l’air pur et la grande lumière, Mme Bernard des Vignes – oui ! elle-même – subit l’influence enivrante de la belle journée.

C’est après-demain qu’elle se remariera, c’est après-demain qu’elle quittera son deuil ; et, sur le divan, dans un carton ouvert, voici le chapeau qu’elle mettra pour la cérémonie. Tout à l’heure, la modiste le lui présentait, posé sur le poing, en disant de sa voix aimable de marchande :

– Vous voyez, madame. C’est tout à fait ce que vous désiriez... Quelque chose de sérieux... Rien que cette petite branche de lilas.

Et en essayant le chapeau devant sa psyché, Mme Bernard a trouvé qu’il était d’un goût charmant, qu’il lui allait dans la perfection, – et elle a souri.

Oui ! elle a souri. Car elle a réappris à sourire. On l’aime ; elle est redevenue femme, elle veut plaire. Le jour où, seule avec M. de Voris qui la suppliait, elle lui a jeté un regard de consentement, Mme Bernard a vu l’héroïque soldat des campagnes sous Metz et du Tonkin tomber à ses genoux, muet et brisé de bonheur, et pleurer sur ses mains comme un enfant. Aimer encore ? Le pourra-t-elle ? Du moins, elle est sûre d’être bien aimée. Oh ! comme elle va se reposer, se détendre, dans ce bain de tendresse ! Et puis, faire un heureux, c’est encore si doux !

Non ! Armand n’est pas oublié, il ne le sera jamais. Après demain, agenouillée auprès de son nouvel époux, Mme Bernard pensera à son fils, priera pour son fils. Et pourtant, pourtant !... Il est loin, l’ancien désespoir. La noire tristesse qui lui avait succédé se dissout et s’évapore en mélancolie. Non ! Armand n’est pas oublié. Cependant, la blessure se ferme et se cicatrise. Elle souffre moins, l’inconsolable, et, tout à l’heure, – ah ! misérable nature ! – elle souriait à son chapeau de noces, à ce joli chiffon.

Mais un domestique entre dans le boudoir, avec une lettre sur un plateau.

Écriture inconnue. Mme Bernard déchire l’enveloppe. Quatre pages. De qui peut être cette longue épître ? Elle cherche et trouve la signature, « Henriette Perrin », et voici ce qu’elle lit, avec un grand frisson qui lui passe dans tout le corps.

 

Paris, Hôpital Necker, 28 mai.

                « Madame,

« Je suis bien malade à l’hôpital Necker, et si faible que je ne puis tenir la plume. Une voisine de salle, qui entre en convalescence, est assez bonne pour écrire sous ma dictée, et, quand je serai morte, seulement quand je serai morte, – mais cela ne tardera pas, – elle vous fera parvenir cette lettre.

« Je ne veux pas m’en aller sans vous avoir demandé pardon de la peine que j’ai pu vous faire. J’ai su par Armand combien vous étiez fâchée et mécontente de mes relations avec lui. Je reconnais mes torts. Vous m’aviez admise dans votre intérieur, vous aviez été très bonne pour moi, et, en devenant l’amie d’Armand, j’ai eu l’air d’abuser de votre confiance. Je comprends que vous m’en vouliez beaucoup et que vous ayez de mauvaises idées sur mon compte. Pourtant, j’espère que vous aurez pitié de moi et que vous me pardonnerez, quand vous recevrez cette lettre ; car, alors, je serai morte de chagrin. Les médecins disent que c’est le foie qui est malade. Mais, depuis la mort de mon Armand bien aimé, je sens que je m’en vais, voilà la vérité.

« Madame, on ne ment pas quand on va mourir. Il faut me croire. Je vous jure qu’Armand a été mon premier et mon seul ami. Je l’ai aimé tout de suite, comme une pauvre folle que j’étais, comme il est impossible d’aimer plus. Mais je n’ai pas fait la coquette, je vous assure, et je suis encore tout étonnée qu’il ait bien voulu, qu’il n’ait pas rougi d’une petite amie aussi ignorante et aussi simple que moi. Soyez indulgente, madame ; songez combien nous étions jeunes tous les deux !

« Je savais, bien que cela ne durerait pas longtemps, que les jeunes gens de famille doivent se marier avec une personne de leur monde, que tôt ou tard vous auriez décidé votre fils à me quitter. Mais j’y étais résignée d’avance, et, soyez-en sûre, celle qu’un Armand avait un peu aimée ne serait pas devenue une vilaine. Oui, j’aurais su vivre, toute seule dans mon coin, avec mon cher et unique souvenir de jeunesse, me consolant par la pensée qu’Armand aurait été heureux, lui, au moins, avec une belle jeune femme et de beaux enfants. Mais qu’il soit mort à vingt ans, en quelques jours, sans même que je l’aie embrassé une dernière fois, voilà ce que je n’ai pas pu supporter.

« Quand j’ai appris cela, dans la loge de votre concierge, j’ai reçu le coup qui m’a tuée. Depuis ce jour affreux, j’ai comme de la glace autour du cœur. Tout de suite, j’ai commencé à me mal porter, et puis, deux mois après Armand, ma vieille tante s’en est allée à son tour et je suis restée toute seule. Je travaillais toujours, – il fallait bien ! – mais comme une machine, et je restais des heures et des jours sans dire un mot, avec mon chagrin qui me rongeait. Ma seule consolation, c’était d’aller, le dimanche matin, porter des fleurs au tombeau d’Armand. Et, à propos de cela, madame, je vous remercie d’avoir laissé mes petits bouquets à côté des vôtres. C’est même ce qui m’a fait espérer que vous m’en vouliez un peu moins, que déjà vous me pardonniez presque. Enfin, je suis tombée tout à fait malade. Je ne pouvais plus travailler, j’étais sans ressources, et il a fallu aller à l’hôpital. Mais si vous saviez ce que j’ai souffert le premier dimanche que j’ai passé ici, en me disant que vous ne trouveriez là-bas que mon bouquet fané de la dernière fois et que vous alliez croire que j’avais oublié mon Armand ! C’est aussi pour cela que je vous écris, afin que vous sachiez bien que je meurs avec son nom sur les lèvres.

« Madame, je me suis confessée hier. La personne à qui je dicte cette lettre a de la religion et m’a demandé de voir un curé. Depuis ma première communion, je n’étais pas retournée à l’église et les prêtres me faisaient un peu peur. Mais celui qui est venu m’a parlé très doucement et m’a dit que mes fautes me seraient pardonnées. Vous serez aussi bonne que lui, n’est-ce pas ? et vous ne m’en voudrez plus d’avoir tant aimé votre fils.

« Adieu, madame. Si j’osais vous adresser encore une prière, je vous demanderais, quand vous irez à Montparnasse, d’acheter, comme je le faisais, à la porte du cimetière, un petit bouquet de fleurs de la saison, un bouquet de deux sous, pas plus, et de le mettre sur la tombe d’Armand avec les vôtres. M. l’abbé m’a bien dit qu’on retrouverait au ciel ceux qu’on avait aimés. Mais que sait-on ? Il me semble que, tout de même, le pauvre Armand, dans son cercueil, sera content de recevoir le souvenir de sa petite amie. Vous serez tout à fait généreuse, madame, si vous voulez bien vous rappeler et satisfaire le dernier désir de

« Votre très respectueuse et très humble servante,

« Henriette Perrin »

 

Mme Bernard des Vignes fond en pleurs en achevant la lecture de cette lettre. Comme il a pâli tout à coup, le soleil de juin ! Comme elle est morne, cette journée de printemps ! Et là, sur le divan, dans ce carton ouvert, le joli chapeau de noces, avec sa branche de lilas ! Il lui fait mal à voir, maintenant, à la mariée de demain ! Elle en a honte !

Certes, elle a pardonné, elle pardonne encore ! Certes, elle accomplira le vœu de la morte ! Mais, les yeux fixés sur la signature d’Henriette Perrin, sur les deux seuls mots que la pauvre fille ait pu tracer de sa main de moribonde, la mère d’Armand, d’une voix basse, d’une voix de vaincue, murmure, avec un suprême mouvement de rancune et de jalousie :

– Elle l’aimait mieux que moi !

 

Arcachon-Bordeaux, mars-avril 1889.